Allez gros !
Julien Wecxsteen
Comment plaire aux filles ? Il faut faire comme Tristan, c'est-à-dire : faire du piano. Tristan, c'est un mec de ma classe avec les cheveux qui lui recouvrent le front. Il marche lentement et il parle en faisant des gestes avec ses mains, les filles disent qu'il est « mature ». Depuis qu'il nous fait des démonstrations de piano toutes les semaines pendant le cours de musique, les filles veulent toutes manger avec lui à la cantine. Moi, avec mon saxophone, j'ai juste l'air d'un intello ringard qui joue pour la fanfare municipale. Pourtant, j'ai rien d'un intello. OK, je joue dans la fanfare, mais c'est obligé quand on va à l'école de musique publique.
J'ai choisi le saxophone à cause de Lisa Simpson, je trouvais ça trop classe et j'aimais bien le son de l'instrument pendant le générique de la série. Eh ben, quelle erreur ! Mes lèvres se plantent dans mes bagues quand je joue. Je souffle comme un malade, comme si j'avais devant moi un gâteau avec un million de bougies dessus et, le pire, c'est qu'à la fin, quand je démonte le saxo, un énorme filet de bave coule du bec. Ça craint !
Donc, vous imaginez bien que jouer devant toute la classe, le visage rougi, ça ne me dit rien. C'est pour cette raison que quand la prof a demandé : « Qui joue d'un instrument ? », je n'ai pas levé la main. Papa m'a dit que les filles aiment la musique. Mais moi, je m'en fiche complet qu'elles aiment la musique si elles n'aiment pas les musiciens. Donc, mon plan était parfait : ne rien dire et regarder Tristan choisir sa future copine en mode supermarché de la drague. Malheureusement, tout a foiré à cause de Hakim.
Avant d'étudier un truc de Bach ou Beethoven, je ne sais plus, la prof a redemandé : « Qui joue d'un instrument ? », parce qu'elle savait que certains n'osaient pas le dire. Elle a discuté avec des parents d'élèves. C'est toujours comme ça que les profs apprennent des trucs, les parents sont des balances.
J'étais décidé à me taire, les mains posées sur mes cuisses, et d'attendre tranquillement que ça se passe. C'est alors qu'Hakim a pris la parole :
— Julien, il joue du saxophone, Madame !
Il était tout content, le Hakim, il ne comprenait pas à quel point le saxophone n'attire pas les filles.
— Julien ? C'est super ça ! s'est-elle exclamée en tapant dans les mains.
J'ai hoché la tête, gêné.
— Tu pourrais nous jouer quelque chose lundi prochain ?
— Euh... Oui, ai-je lâché tristement, parce que je n'avais pas le temps d'inventer un mensonge.
La prof l'a écrit dans son agenda, ça voulait dire qu'il n'y avait aucun moyen d'y échapper.
J'avoue que cette fois, il m'a saoulé, Hakim.
Pendant mon cours du samedi, j'ai révisé un morceau spécial avec mon prof. Il a compris que c'était du sérieux, parce que, d'habitude, il va toujours aux toilettes pendant que je joue. Il part au milieu d'une partition et revient longtemps après en criant « do-do-sol », comme si les notes étaient écrites sur le PQ et qu'il avait tout suivi. Et puis, il sent toujours le café quand il revient. Mais cette fois-là, il est resté tout du long. On a choisi le morceau que j'avais eu à l'examen, deux mois plus tôt, parce que je le connaissais bien. Il a écrit une petite note au bic, en dessous du titre : « Allegro ». Ça veut dire que je dois jouer avec un air joyeux et avec plein d'énergie ; ça sera difficile, vu que tout le monde va me regarder.
Dimanche soir, j'ai dit à mes parents que j'avais mal au ventre. Ma stratégie, c'était d'aller les voir une fois par heure à partir de 20 heures, pour qu'ils comprennent bien que je suis malade. C'est normal d'être stressé, sinon c'est qu'on s'en fout. À 22 heures, mon père m'a finalement conseillé de ne pas trop m'en faire. Facile à dire, pour lui. Il a déjà une femme. Il a proposé de me mettre de la musique douce pour m'endormir, mais c'était du piano... Alors, j'ai éteint la radio.
En arrivant à l'école, ce matin, je dépose la grosse boîte dans le bureau de la CPE. En plus d'être laid, c'est lourd, un saxo. Hakim est trop content que je joue, il me le dit au moins quatre fois pendant le cours de techno, et une fois en français. Pauline me dit qu'elle a hâte de voir un saxo, que ça va être cool. Ça me donne un peu plus confiance.
À 11 heures, le cours de musique commence.
— Alors, Tristan, comme d'habitude, tu peux nous jouer un petit morceau, et ensuite, ce sera au tour de Julien.
J'ai envie d'aller aux toilettes, mais c'était trop tard. Tristan interprète « What a wonderful life » de Louis Armstrong ; il a choisi la facilité et ça marche, Pauline m'a déjà oublié.
— Allez, Julien, vas-y.
Je n'ose pas me lever.
— Allez gros ! crie Hakim.
Je me lève, les jambes serrées, parce que je dois vraiment aller aux toilettes.
— Comment s'appelle ton morceau ? demande la prof, intriguée.
— Ça s'appelle : « Stranger in the night. »
— De Sinatra ? dit-elle avec joie.
— Oui, je crois...
Je le connais par cœur, mais cette fois, j'ai besoin de fixer la partition.
Je commence et je chante dans ma tête « do-do-sol ».
J'essaye de le faire « Allegro », je ne regarde pas les autres, juste les notes. Tout, autour de la feuille, est flou. J'ai chaud à la tête comme quand j'ai la grippe.
J'ai fini...
Tonnerres d'applaudissements.
Hakim tape sur la table pour faire encore plus de bruit, il est vraiment sympa. Même Tristan a l'air d'avoir aimé ma prestation.
— C'est marrant que tu aies joué « Allegro », normalement c'est un peu plus triste comme mélodie. C'est bien, tu es un vrai artiste, tu es libre, explique la prof.
Je ne réponds pas, parce que je ne sais pas quoi dire, je hausse juste les épaules.
— En tout cas, c'était très bien, termine-t-elle.
Je démonte le saxo pendant que la prof explique le programme de la séance. Et devinez quoi ? J'avais oublié la bave. Elle tombe sur le sol en faisant un gros « splash », comme si j'avais craché un énorme molard. Tout le monde rigole.
À la cantine, je mange juste avec Hakim. Il faudrait mettre des coulisses dans les salles de musique, parce que les filles aiment les musiciens, mais pas la bave.